Lecture commune proposée par George et Miss Alfie.
De pierre et de cendre
Linda Newbery
1920
Dans une salle d’exposition, les aquarelles et les huiles du peintre Samuel Godwin sont célébrées en sa présence. Un sourire de façade, une amabilité un peu forcée, il répond aux louanges des uns et des autres, s’astreignant à commenter et à objecter les interprétations personnelles des visiteurs.
« – Accordez-moi votre attention avant d’être pris d’assaut ! Je suis si curieuse… Dites-moi… »
Tous des poulpes, à le tirailler par la manche, à droite, à gauche…
« – La Sauvageonne. Elle m’intrigue beaucoup. Qui est-ce ? »
Samuel se retourne vers son tableau, il est absorbé par lui. Il pense…
» A l’autre bout de la galerie, dans son cadre d’ébène, ma Sauvageonne m’observe. Son expression est gravée dans la cire brûlante de mes pensées, c’est mon pinceau qui a formé chaque nuance de ses traits, et pourtant je ne puis la regarder sans éprouver à chaque fois une nouvelle morsure de chagrin. Sur ses épaules tombent ces cheveux dont j’ai pris tant de plaisir à reproduire les reflets extraordinairement riches – couleur de châtaigne fraîche offerte à la lumière dans sa bogue encore entrouverte, de feuilles de hêtre jonchant la neige, de piécette patinée par le temps, d’aile de faucon. Ses yeux, ni vraiment verts ni vraiment bleus, s’accrochent aux miens avec une expression jubilatoire qui semble un appel. Voilà pourquoi je l’ai peinte : pour retenir à jamais cet instant, et les promesses qu’il contenait. »
Se retournant vers l’inquisitrice…
» Elle est elle-même… Quelqu’un que j’ai connu il y a de longues années. »
Juin 1898, Fourwinds
Samuel Godwin se retrouve face à la grille d’une propriété ; Fourwinds. La nuit est sombre et les arbres sont des tentacules menaçants. Le portail en s’ouvrant prononce un grincement oxydé.
Jeune étudiant en peinture, d’une famille devenue modeste suite au décès du patriarche, il doit subvenir à ses besoins en travaillant. Dans cette demeure, il aura la tâche d’apprendre le dessin et la peinture aux deux filles de son nouvel employeur Monsieur Ernest Farrow, un veuf très fortuné, séduit par le talent prometteur du jeune homme.
La première rencontre avec l’une d’elles est violente. Dans l’obscurité, il perçoit un cri d’horreur qui le glace. Essayant de se maîtriser, il avance lorsqu’un corps le percute.
C’est une silhouette vêtue d’une cape qui s’accroche à lui brutalement et lui demande de l’aide d’une voix apeurée et hystérique.
» Vous l’avez vu ?… Je ne peux pas arrêter de chercher tant qu’il rôde par ici… Le Vent d’Ouest ! Il faut le trouver… le capturer et le mettre à l’abri ! »
Frappé de stupeur, Samuel hésite, essaie de définir les contours de la jeune fille noyée dans l’ombre.
Elle se nomme Marianne, a seize ans. Être fantasque, talentueux et indiscipliné, elle oscille entre la folie, des extravagances et une docilité. Sa beauté n’est pas classique, elle est sauvage, solaire.
Arrivé dans la maison, où la décoration lui semble parfaite dans sa modernité et son esthétisme, il fait la connaissance de la sœur aînée, Juliana. Au contraire de sa cadette, elle est une jeune fille de dix-neuf ans douce, timide, effacée, presque translucide. D’après son employeur, elle serait douée pour le dessin, avec une approche très académique.
Les présentations sont faites par la gouvernante-dame de compagnie de ces demoiselles, Miss Charlotte Agnew. La jeune femme est depuis quinze mois le soutien et l’équilibre des habitants de Fourwinds. Malgré son jeune âge, elle se dévoue avec sagesse et réserve, ayant parfois un regard et des gestes maternels pour ses protégées.
Samuel est troublé, l’heure est tardive, cela expliquerait certainement l’opacité des regards qui l’entourent.
Après sa première nuit de rêves tourmentés, Samuel s’aventure dans le jardin jusqu’à un lac. Il est rejoint par Marianne dont les propos décousus le laissent perplexe…
» …vous devez savoir que tant de beauté vous fera souffrir, car vous ne pourrez jamais la capturer, ni la retenir. »
Les lieux sont enchanteurs, il les visitent avec une vision d’artiste. Face à la maison, il en distingue toute la splendeur architecturale et découvre des sculptures. Aux points cardinaux, des bas-reliefs ornent la demeure. Ils représentent les sentiments des quatre vents, dans un art « classique et païen ».
Le Vent du Sud a l’image d’une femme, symbolisant l’assouvissement, la béatitude et la générosité. Le Vent du Nord porte les stigmates de la faiblesse et de l’abattement, c’est un vieillard. Le Vent d’Est est un jeune homme craintif dont l’effroi fait frissonner le spectateur. Le Vent d’Ouest… Il n’y est pas. Disparu ou non taillé, il manque et fait défaut.
» Il rôde en liberté… Où est passé le Vent d’Ouest ? On ne le retrouvera jamais ? »
Samuel questionne, se passionne pour ces oeuvres d’une beauté absolue, admire l’auteur. A ses interrogations, les réponses sont évasives. L’artiste, Gidéon Waring, aurait disparu suite à une querelle avec Monsieur Farrow et n’aurait pas honoré la dernière partie de la commande.
Dés les premiers jours, une sournoise impression de malaise se plaque au ressenti de Samuel. L’hospitalité de la maison laisse une saveur amère. Ce monde est un huis clos qui souffre d’un mal indécelable mais qui sature l’ambiance avec des miasmes malsains.
Marianne est un feu follet, irrésistible, séduisant, qui fuit un monde réel. Juliana est un modèle de jeune fille, douée pour la musique, la broderie, patiente, conciliante, qui parfois sombre dans la mélancolie et a la pâleur d’une convalescente. Charlotte, la parfaite employée, consciencieuse, austère, se révèle être très secrète et possessive. Ernest Farrow, l’employeur généreux, charmeur, amateur d’art qui sympathise avec facilité mais qui garde au fond des yeux une froideur et une prétention aristocratique. A tous ces personnages mystérieux et instables, s’ajoute un autre, le fantôme… celui de Constance Farrow, mère et épouse, décédée.
Avec Samuel, nous évoluons aussi dans l’histoire avec les perceptions et les comptes-rendus de Charlotte. Leurs récits s’alternent en chapitre et ainsi se succèdent des révélations. Comme une enquête, ou les énigmes se distillent petit à petit, Samuel et Charlotte s’évertuent à trouver le petit grain qui enraille les relations à Fourwinds. Là, où tout y est mascarade et artifice.
Le dénouement, lorsque la dernière pièce du puzzle sera trouvée, laissera un goût de cendre.
J’ai aimé ce livre et vous le conseille vivement. Il a l’essence des écrits gothiques où le romantisme exacerbe l’esprit des personnages. Des secrets, des pulsions excessives, des jeunes gens beaux, vulnérables, un mystère à défaire, des lieux enchanteurs et menaçants, qui font vibrer le lecteur transporté à Fourwinds. L’écriture est belle, prenante, poétique et la fin, surprenante. Les Vents de pierre souffleront les cendres d’un passé accablant, et la renaissance fleurira.
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Peinture de Charles Courtney Curran
Retrouvez mes comparses et leurs billets… George, Miss Alfie, Vilvirt, Céline, Karine, Hélène, Lael, Manu,
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