Chez Eiluned : Une image, un texte…
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Aix-en-Provence, le 29 novembre 1880
Ma chère Lili,
Pour t’écrire ma lettre, je profite que la surveillance du dortoir ce soir, soit assurée par Mademoiselle MacBird. Elle est nouvelle au pensionnat et elle ressemble à un ange. Elle fut autrefois une élève du collège et elle connaît tous les coins et recoins de l’établissement, ses mystères aussi ! Cette fois-ci, nous avons eu de la chance et nous bénissons la varicelle de Mademoiselle Berthelot.
Tu sais mon amie Chlotilde a inventé une chanson sur elle, que nous chantons en canon. Nous faisons attention pour ne pas nous faire prendre ! Voici le premier couplet et son refrain…
C’était dans la nuit froide,
Des couloirs de Passy,
Que Berthelot la roide
Arpentait endormie.
Berthelot, gros lolos,
Berthelot, pas beau,
Berthelot, chameau,
Berthelot, mollo.
Le froid est arrivé. Cette semaine, nous avons été obligées de casser la glace pour faire notre toilette. Il ne me reste plus beaucoup de savon et j’essaie de l’économiser jusqu’aux vacances de Noël. Il faudra que maman en fasse plus et pourrais-tu lui demander qu’elle mette quelques gouttes d’huile de lavande ? C’est bien plus agréable et cela me fera penser à nos étés dans notre petit mas perdu sur le plateau de Valensole.
Je pense tout le temps à vous. Je vous imagine dans les préparatifs de ton mariage. J’espère que maman s’entend bien avec la mère d’Antoine. Dis-lui de ne pas se laisser faire. La Madeleine ne porte peut-être pas de tablier sur sa robe, mais elle est, elle aussi, fille de paysans. Son médecin d’époux n’a pas modifié ses gènes. Et Antoine, est-il toujours gentil avec toi ? Continue-t-il à t’écrire des poèmes ? Dans quel tissu et de quelle couleur sera ma robe de demoiselle d’honneur ? Ma Lili, j’ai un baril de questions qui ont hâtes de trouver des réponses. Vous me manquez tant.
Hier, nous avons eu la permission de sortir sous bonne garde, un jour de semaine. Les religieuses ont été aimables car nous avons gagné un petit tournoi d’orthographe entre écoles. Nous nous sommes baladées au gré de notre fantaisie durant deux heures. J’en ai profité pour t’acheter ton cadeau de Noël, que je ne te dévoilerai pas, des berlingots et des calissons pour papa, et une belle paire de gants pour maman. J’ai hésité entre des rouges carmin et des verts émeraude. Mais j’ai imaginé la tête des commères le dimanche à l’église et j’ai opté pour une valeur sûre… le gris tourterelle. J’ai aussi quelque chose d’important à vous dire… Nous avons vu Monsieur Cézanne sur le Cours Mirabeau. D’après Soeur Restitude, il se dirigeait vers un magasin de pigments. Chlotilde et moi avons plutôt pensé qu’il allait se réchauffer dans un café. Nous n’osions pas trop le dévisager, mais nous avons imaginé qu’il allait rejoindre son ami Monsieur Zola. Bientôt, je vais avoir quatorze ans et j’aurai enfin la permission de lire quelques uns de ses livres. Je trouve maman trop sévère, elle ne voit pas son poussin grandir et je pense déjà être assez mature pour comprendre certains écrits. Je suis lasse de la comtesse de Ségur et j’ai lu mes Dumas des dizaine de fois. Mademoiselle MacBird a dans sa chambre des petits livres de Jane Austen, mais dans une version non traduite. J’ai du mal à assimiler cette langue, cependant je pourrais faire un effort herculéen si elle voulait bien me les confier quelques temps. Si tu n’as pas encore trouvé mon présent, je te soumets cette idée… Orgueil et préjugés.
Mademoiselle MacBird espère enseigner. Dans le courant de l’hiver, elle va partir à Lyon pour l’Ecole Normale Supérieure. C’était ton rêve ma Lili, et puis tu as croisé ton Antoine qui a ravi ton coeur. Je pense que tu n’as point de remord, surtout que lorsqu’il aura son affectation, tu verras du pays, tu traverseras des mers et tu m’enverras de longues lettres fleurant l’air des lointaines contrées. Tu y glisseras des grains de sable, quelques fleurs exotiques séchées pour mon herbier, des illustrations, une photo de toi, languide sur un tapis, entre des coussins, telle une odalisque. Crois-tu que cette dernière pensée doit être censurée ? Je te souhaite d’être heureuse, tu es tout de même mon unique soeur préférée !
Dans deux semaines, Germain viendra me chercher à la gare. Je voyagerai avec Alexandre. J’essaierai de l’ignorer. Nous n’avons plus l’âge de nous battre. Bientôt, il sera ton beau-frère et je me montrerai digne, sainte, je serai sourde à ses moqueries, tu seras fière de moi et le Seigneur aussi. Je n’userai plus le bout de mes chaussures et ne casserai plus mes ongles sur sa carcasse. Mon indifférence sera mon insulte. Je vais lui montrer que nos trois ans de différence ne me rabaissent pas à un comportement puéril. La dernière fois que je l’ai vu, Chlotilde était avec moi. C’était un dimanche et nous visitions le musée Granet avec son oncle, son tuteur, qui était de passage dans la région. Nous étions face à Jupiter et Thétis de Jean-Auguste-Dominique Ingres, un tableau impressionnant. Nous étions seules dans la salle où le tableau prend tout un mur, admiratives des formes… jusqu’à ce qu’un discret grattement de gorge nous fasse nous retourner. C’était Alexandre. Il a fallu que je fasse les présentations, contrainte par une urbanité bienséante. Ce dadais bavait devant la blondeur et le teint de porcelaine de mon amie, sans retenue, à réciter des fadaises. Je me suis retrouvée isolée et délaissée. J’étais consternée, même humiliée. Je conçois que Chlotilde a déjà une morphologie de jeune fille et que moi, on me donne à peine dix ans, mais devait-il me reléguer au rang subalterne de la petite soeur encombrante. Je n’en voulais pas à Chlotilde qui paraissait gênée mais j’avais la forte envie de prendre le sceptre de Jupiter pour foudroyer le nigaud sur place. Nous l’avons eu pendu à nos basques tout l’après-midi, l’oncle ayant eu la bonne idée de l’inviter à déguster un chocolat chaud avec nous. Et sais-tu qui a régalé l’auditoire de ses annales ? Devineras-tu son sujet de discussion ? Oui, le goujat a tout déballé… l’histoire du poisson dans le bénitier, le feu dans la grange, l’accident avec le gâteau d’anniversaire… il était intarissable.
Enfin ! Je subirai cette plaie avec grandeur et sans décadence.
Soeur Angeline a dit que je recevrai certainement les félicitations pour cette fin de trimestre. Elle voudrait que je commence à envisager mon futur. Ne serait-ce pas trop tôt ? Je sais que j’ai un an d’avance sur les études, mais j’ai tellement de passions que je suis embarrassée pour en élire une de prédilection. J’aime le dessin, les sciences et la littérature ; vastes disciplines.
Ma chère Lili, Mademoiselle MacBird est passée pour me dire qu’il fallait que je rejoigne ma couche. Je termine ma lettre en t’embrassant bien fort. J’espère qu’elle te trouvera joyeuse et pleine d’enthousiasme. Bise de ma part les parents, bientôt je serai parmi vous. Vous me manquez.
Ta soeur aimante et dévouée,
Marie
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Commentaires
Elle est géniale cette lettre. Décidemment, tu es une épistolière née !
Elle est sympathique en diable cette Marie !
Commentaire n°1 posté par Eiluned le 29/11/2011 à 12h41
Coquine mais responsable !
Réponse de thelecturesetmacarons.over-blog.com le 29/11/2011 à 17h44
Quelle lettre ! ça valait la peine d’attendre un jour de plus 😀
Commentaire n°2 posté par Aymeline le 29/11/2011 à 20h56
Merci Aymeline !
Réponse de thelecturesetmacarons.over-blog.com le 30/11/2011 à 09h32
J’aime beaucoup cette correspondance : un mélange de facétie et de bonne volonté. Bravo !
Commentaire n°3 posté par Nahe le 30/11/2011 à 08h47
Merci Nahe !
Réponse de thelecturesetmacarons.over-blog.com le 30/11/2011 à 09h32
Un très beau texte Syl… On s’y croirait vraiment… Voilà un très agréable retour vers le passé… Tes personnages ont du corps et une vraie personnalitée… Très réussi
Bon mercredi Syl (et ta nouvelle bannière me plait beaucoup, tu sais que j’adore Norman Rockwell ??)
Commentaire n°4 posté par l’or des chambres le 30/11/2011 à 13h33
Merci… les encouragements sont toujours bons à prendre…
J’adore aussi cet illustrateur !
Réponse de thelecturesetmacarons.over-blog.com le 30/11/2011 à 20h15
Une lettre pleine d’entrain, qui nous permet de revisiter nos classiques. J’aime beaucoup ton style épistolaire.
Commentaire n°5 posté par ceriat le 01/12/2011 à 13h07
Merci beaucoup Ceriat !
Réponse de thelecturesetmacarons.over-blog.com le 01/12/2011 à 15h49
J’ai vraiment apprécié te lire et l’ambiance pensionnat de jeune fille me rappelle mes lectures et jeux d’enfants. Bravo!
Commentaire n°6 posté par nathalia le 06/12/2011 à 20h08
Merci ! Il se peut que je continue mon histoire sur le genre épistolaire.
Bonne soirée
Réponse de thelecturesetmacarons.over-blog.com le 06/12/2011 à 21h38
« Mon indifférence sera mon insulte ». Quelle belle phrase. N’est elle pas un remède à toute cette violence ? Peut-être. Moi je la prends à moi et vais m’en servir à bon escient. Merci.
Commentaire n°7 posté par L’ATELIER DES MAS le 25/02/2012 à 22h28
Coucou !!! Bisous et bienvenue ici. ♥
Réponse de thelecturesetmacarons.over-blog.com le 25/02/2012 à 23h01